Suzette vide son sac

Un sac comme un cabinet de curiosités dans lequel les souvenirs de Suzette sont révélés.

Lorsque son fils Christian lui avait conseillé il y a quelques années d’investir dans une porte blindée, Suzette n’avait eu qu’une réaction : hausser les épaules. Sa moue, dédaigneuse et circonspecte, avait agacé Christian. Une porte blindée, contre les cambrioleurs ? Était-ce vraiment utile ? avait-elle ironisé plus tard, balayant d’un regard circulaire la petite pièce, quasi vide, qui lui tenait lieu de salon et de salle à manger à la fois. Il n’avait rien répondu. Un taiseux, comme son père.
Suzette avait fini par céder. Bien sûr.
Pourtant, Suzette n’avait jamais pris la peine de fermer à clef sa porte…
Lorsque Suzette regarde son trousseau, elle pense au double que son fils lui a rendu, après leur dernière dispute. Il l’avait jeté, dans un geste plein de hargne, sur le buffet. Puis il était reparti. En prenant soin de bien claquer la porte.
Suzette n’a jamais rangé le double. Posé en évidence. Trace superstitieuse contre l’oubli.
Parfois, elle se surprend à espérer que son fils revienne et récupère le double de son chez-elle. Alors, son regard se perd en direction de cette porte, jamais fermée, et ses doigts cagneux serrent plus fort son porte-clefs.

Tous les samedis, bien avant même le décès de son mari, Suzette relit une carte postale gardée cachée des années durant ; tue sous les plis froissés de son amour de jeune fille ; couchée dans le silence ouaté des nuits blanches et amidonnées ; chérie, apprise par cœur, lue et relue, inlassablement. Suzette est dévote dans son amour secret…
… Le jeune homme, celui que son désir, vif et ardent, avait choisi avec une telle furieuse évidence un samedi de bal nocturne, était revenu trois étés de suite dans le petit village portuaire où Suzette habitait avec ses parents. Trois étés consécutifs, Suzette et le jeune homme avaient ainsi dansé, nuit après nuit. Faisant fi des regards de biais qui scrutent la-main-qui-s’échappe-le-souffle-qui-s’avale-la-peau-qui-frémit. Il l’appelait « ma fiancée chérie », elle lui murmurait « mon bel amour » ; ils avaient échangé leur adresse dès le premier été.
Elle ne connaissait de lui que son nom, son prénom, et une adresse, apprise par cœur ; rien d’autre de sa vie ailleurs. Elle se surprenait à envier l’air qu’il respirait, l’eau qu’il buvait, les matières qu’il touchait, les rues qu’il arpentait, les couleurs que ses yeux admiraient ; elle le lui racontait, naïve et pure dans son amour, de sa belle écriture, soignant ses pleins et ses déliés. Elle rapportait ses envies, ses questions, ses colères et ses doutes, se joies, partageant tout de ce qui faisait battre son cœur un plus fort ; elle avait nommé cela les jolies choses.
Suzette lui avait écrit, beaucoup. Il lui avait répondu. Une seule fois.
La guerre avait éclaté. Elle ne l’avait jamais revu.
Un jour, elle avait eu un mari. Un enfant.
Les jolies choses s’étaient tues dans son cœur…
… Chaque samedi, à heure fixe, Suzette relit la carte postale de l’aimé et, année après année, un sourire se dessine toujours, doux, sur son visage émacié.

Suzette les garde précieusement, ses médicaments. Dans le premier tiroir de son vieux buffet, celui reçu en cadeau lors de ses noces — loin, tellement loin : une odeur de fleurs séchées lui revient quand elle y pense, et aussi les draps rêches dans lesquels elle avait dormi, collé à ce corps encore inconnu qui lui faudrait des années à apprendre à désirer — rangés, accumulés au fil des dernières années, entassés dans leur plaquette argentée, les médicaments prescrits tous les trois mois par l’ordonnance du médecin qui la suit — le docteur Plassard avait pris sa retraite il y a trois ans, à la place un jeune médecin qui ne prend jamais la peine et le temps de l’écouter vraiment et qui s’adresse à elle en lui parlant à la troisième personne ; elle déteste ça — les médicaments, petits, enrobés de plusieurs couleurs, bleu, blanc, rouge et jaune, sont son graal en devenir. Si jamais. Il y a toujours cette possibilité. Suzette le sait. Porte de secours, remède vers le grand néant. Un grand verre d’eau et tout oublier.
Ce qui la retient, encore : la pensée de la découverte de son corps. Au bout de combien de temps ? Dans quel état ? Qui ?